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Les mots ont la parole: Épisode #28

Tue, 15 Jul 2025 07:00:50 +0000 - (source)

Les praticiens de services funéraires spécialisés dans les soins de conservation des corps sont aussi appelés morguiers.

Initialement publié le Global Voices en Français

Capture d'écran de la chaîne YouTube de Diana Eyango Officiel.

Les différentes versions de la langue française qui se parlent aux quatre coins du monde ne se ressemblent pas toujours. Dans notre rubrique “Les mots ont la parole”, nous mettons à l’honneur les mots ou expressions qui sont spécifiques à une région, un pays, une communauté, mais aussi les intraduisibles qu’on garde en français tels quels, ou qu’on traduit à moitié, et enfin les mots français qui passent dans d’autres langues et ne se traduisent pas, mais prennent parfois un nouveau sens.

Tous nos épisodes précédents sont à retrouver ici: Les mots ont la parole.

Aujourd’hui, nous avons choisi ces trois termes et expressions:

Aplatventrisme: ce terme couramment employé au Québec, vient de faire son entrée dans le Petit Larousse 2026, un dictionnaire de référence en France. Parfois orthographiée à-plat-ventrisme, cette expression renvoie à une attitude de servilité dans l’espoir qu’un tel comportement puisse faire obtenir certains avantages. Cet article de presse gabonais décrit bien ce processus :

L’aplaventrisme. Ce mot vient de «s’aplatir» et «ventre». Mais aussi de l’expression «se coucher à plat ventre», exprimant entre autres une attitude de soumission extrême, voire d’humiliation ou de renoncement à sa dignité.

Thanatopracteur : ce terme d’origine grecque tient sa source de deux mots: “thanatos” (θάνατος), qui veut dire “mort”, et de “praxis” (πρᾶξις), qui signifie “pratique”. Le mot “thanatopracteur” désigne les praticiens des services funéraires spécialisés dans les soins de conservation et de présentation des corps avant les funérailles. Le nom qui désigne ce métier n’est pas très bien connu en Afrique. Sur le continent, les professionnels de ce domaine sont désignés sous le vocable “morguiers”. Le mystère qui entoure la mort fait que les praticiens de cette spécialité du secteur de la santé sont perçus de façon très spécifique comme l’explique cette vidéo consacrée à l’industrie de la mort au Cameroun:

A la togolaise : cette expression utilisée au Togo est un marqueur d’ironie dans des réponses auxquelles celle ou celui qui pose la question connaît en fait souvent d'avance la réponse. Par exemple, à une question à un Togolais ou une Togolaise comme  “comment vas-tu?”, il sera donné la réponse “ça va à la togolaise”,  ou “je vais à la togolaise”. Cette réponse certes comique en apparence dénote en fait une situation de crise ou de frustration qu’on tente de faire passer pour normale dans le contexte du Togo.

Si vous avez des mots ou expressions à partager pour les faire figurer dans notre rubrique “Les mots ont la parole” contactez-nous: filip.noubel@globalvoices.org ou jean.dedieusovon@globalvoices.org


Asie du Sud : guerres de l'eau et hydro-hégémonie

Mon, 14 Jul 2025 18:51:26 +0000 - (source)

La construction du plus grand barrage au monde permettrait à la Chine de contrôler l'approvisionnement en eau de l'Asie du Sud.

Initialement publié le Global Voices en Français

 

A cross-section of the Yarlung Tsangpo river in Tibet. China intends to build a massive dam on this river in the coming years, stirring regional controversy.

Coupe transversale du fleuve Yarlung Tsangpo au Tibet. La Chine a l'intention de construire un barrage gigantesque sur ce fleuve dans les années à venir, suscitant une controverse dans la région. Maxisheng18CC BY-SA 4.0, via Wikimedia Commons

Cet article a été soumis dans le cadre de la bourse Global Voices Climate Justice, qui met en relation des journalistes issus de pays sinophones et du Sud global afin d’enquêter sur les effets des projets de développement chinois à l’étranger. Retrouvez d’autres articles ici.

Il s’est écoulé beaucoup de temps depuis l’annonce par la Chine, au mois de décembre 2024, de la construction du plus grand barrage au monde sur le fleuve Brahmapoutre (ou Yarlung Tsangpo) au Tibet, dont l’objectif est de produire 60 000 mégawatts d’électricité (soit 300 milliards de kilowattheures) par an. La centrale hydroélectrique de Medog, évaluée à 137 milliards de dollars, et dont le début de l’exploitation commerciale est prévu pour 2033, a capturé l’imagination des médias et ingénieurs du monde entier en raison non seulement de son potentiel énergétique, mais aussi de ses impacts écologiques.

Map of the Yarlung Tsangpo River watershed, which drains the north slope of the Himalayas.

Carte du bassin hydrographique du fleuve Yarlung Tsangpo, qui draine le versant nord de l'Himalaya. CC BY-SA 4.0, via Wikimedia Commons.

En Inde, la décision est vivement contestée en raison des possibles répercussions en aval, étant donné que la modification du débit du fleuve pourrait non seulement avoir des incidences sur les réserves d’eau potable et sur l’agriculture, mais aussi augmenter les risques d’inondations et de sécheresses soudaines. Dans les États du nord-est de l'Inde, y compris ceux d’Arunachal Pradesh et d’Assam, le fleuve fait vivre près de 130 millions de personnes et préserve six millions d'hectares de terres agricoles. Des hydrologues indiens ont également dénoncé le fait que le barrage pourrait obstruer le flux de sédiments et réduire la fertilité du sol de la région.

En contrepartie, le gouvernement indien a proposé la construction de plusieurs barrages hydroélectriques sur la rivière Siang (Projet hydroélectrique d’Upper Siang), générant 11 000 mégawatts. Par ailleurs, le réservoir sera capable de contenir 9 milliards de mètres cubes d’eau afin de réguler les débits durant la saison sèche, et est conçu « pour faire office de tampon en cas de lâchers d’eau excédentaires et soudains de barrages chinois ». Ironiquement, dans l’état indien d’Arunachal, de nombreux habitants se sont opposés au projet et ont défilé dans les rues en signe de protestation, déclarant que l’étude de faisabilité serait menée en secret. Ils craignent également un déplacement massif de la population et un changement démographique éventuel en raison de l’afflux d’étrangers.

D'autre part, le Bangladesh, qui souffre déjà de graves pénuries d’eau accentuées par la crise climatique, dépend en grande partie du fleuve (connue localement sous le nom de Jamuna) pour 55 % de ses besoins en irrigation, eau potable et pêche. Dans le pays, plus de 160 millions de personnes sont affectées par son débit. Selon un rapport publié en 2022 par le ministère de l’Environnement du Bangladesh, une réduction de 5 % du débit pourrait mener à une baisse de 15 % de la production agricole dans certaines régions.

En conséquence, les autorités bangladaises craignent que le barrage ne réduise le débit de l’eau durant la saison sèche, et ont demandé à la Chine de réaliser une évaluation environnementale, une étude de faisabilité, une évaluation des impacts climatiques, et une estimation des risques de catastrophes.

À l’heure où le Mouvement anti-barrages a pris de l’ampleur au niveau mondial en raison de leur coût social et environnemental, les pays de cette partie du globe envisagent d’investir dans le développement de mégaprojets dans les montagnes de l’Himalaya, déjà fragilisées par leur disposition aux catastrophes naturelles, amplifiées de nos jours par la crise climatique. L’Himalaya est aussi une région à forte activité sismique, où se produisent fréquemment des vidanges brutales de lacs glaciaires, un phénomène durant lequel la rupture de lacs provoque de très fortes inondations à l’intérieur des terres, semblables à un tsunami. La centrale hydroélectrique de Medog sur le fleuve Brahmapoutre n’est que le dernier exemple d’un tel projet titanesque.

Par ailleurs, les médias officiels affirment que la centrale hydroélectrique de Medog est un projet fiable et écosensible qui permettra à la Chine d’atteindre ses objectifs en matière de neutralité carbone. Ils ont également ajouté que « le barrage n’aura pas d’incidence négative sur les cours inférieurs du fleuve » et qu’il « continuera à desservir les pays en aval », en plus de participer à la prévention des sinistres et aux opérations de secours.

L'importance du fleuve Brahmapoutre

Le Brahmapoutre est un fleuve transfrontalier dans l’Himalaya qui couvre la Chine, le Bhoutan, l’Inde et le Bangladesh. Il prend sa source près du mont Kailash au Tibet (où il porte le nom de Yarlung Tsangpo), parcourt 1 700 kilomètres à travers la Chine avant d’arriver tout d’abord en Inde (après un brusque tournant vers le sud), puis au Bangladesh (où il est appelé Jamuna), où il se jette dans le golfe du Bengale pour finalement se mêler aux eaux du Gange.

“The Great Bend” of the Yarlung Tsangpo River.

« The Great Bend » du fleuve Yarlung Tsangpo. Capture d'écran sur YouTube.

La centrale hydroélectrique de Medog est en cours de construction au niveau de « Great Bend », avant que le fleuve ne traverse l’État d’Arunachal Pradesh, puis celui d’Assam en Inde, et ne plonge subitement de 2 000 mètres sur une distance de 50 kilomètres pour devenir le Brahmapoutre, un fleuve capable alors de générer 60 000 mégawatts.

Pékin a défendu la construction du barrage comme faisant partie de la transition énergétique de la Chine, affirmant que la centrale aiderait à atteindre d’ici 2030 les objectifs climatiques du pays (notamment celui de la neutralité carbone), en réduisant considérablement sa dépendance au charbon. La Chine est déjà un leader mondial en matière d’énergie propre, grâce à d'importants investissements dans l’hydroélectricité et les panneaux solaires, entre autres.

Lors d’un entretien avec Global Voices,  Kunda Dixit, un journaliste et écrivain basé à Katmandou, qui enseigne dans le domaine de la communication climatique, explique comment le barrage pourrait affecter la région :

One would need to build three to four large coal plants to generate as much energy as Medog, so from perspective of the health of the planet, the dam may not be so ecologically harmful, and India might actually benefit from water regulation on the Brahmaputra as the climate worsens.

But we have to look at the impact on the riverine ecosystem. We must also ask where all that energy is going to be used? If it is to feed consumerism in China and the world, and the quest for endless economic growth that got us into this mess in the first place, it might not help anybody in the long run.

Il faudrait construire trois ou quatre gigantesques centrales à charbon afin de produire autant d’énergie que celle de Medog ; donc du point de vue de la santé de la planète, le barrage n’est peut-être pas aussi néfaste pour l’environnement, et, alors que la crise climatique s’aggrave, l’Inde pourrait en fait bénéficier d’une régulation du débit de l’eau sur le Brahmapoutre.

Mais il est nécessaire de considérer l’impact sur l’écosystème fluvial. Il est aussi important de se demander où toute cette énergie sera utilisée ? Alimenter le consumérisme de la Chine et du reste du monde, et entretenir la quête d’une croissance économique sans fin qui nous a conduits à la situation dans laquelle nous nous trouvons actuellement, pourrait n’être bénéfique pour personne à long terme.

Les arguments de la Chine

L'une des principales stratégies utilisées par la Chine pour influencer l’opinion publique est d’établir de manière précise le schéma narratif d’un sujet donné, pour ensuite le diffuser en ligne par le biais d’un écosystème coordonné. Il s'agit notamment de collaborer avec des influenceurs connus, qui partagent ou révisent le message afin de l'adapter à leur public, ainsi que de créer de faux comptes de médias sociaux ou des comptes anonymes qui publient un contenu quasi identique afin d'accroître artificiellement la visibilité et la légitimité perçue du récit.

Prenons l’exemple du barrage sur le fleuve Yarlung Tsangpo, dont une simple recherche sur Baidu (le moteur de recherche le plus populaire en Chine) renvoie des centaines d’articles qui se ressemblent étrangement ; ils tiennent tous le même discours qui adresse plusieurs points essentiels, à commencer par son énorme potentiel hydroélectrique.

Selon l’état chinois et les médias qui lui sont affiliés, le canyon du Yarlung Tsangpo est l’une des gorges les plus spectaculaires et les plus riches en ressources naturelles au monde. Plus profond que le Grand Canyon, grâce à une dénivellation de plus de 6 000 mètres, la Chine insiste que le site offre les conditions idéales en matière de développement hydroélectrique.

Le gouvernement affirme également que la production annuelle d’électricité pourrait atteindre 300 à 400 milliards de kilowatts par heure, et que le projet, salué pour sa contribution aux objectifs de neutralité carbone à l'échelle mondiale, mènerait à une baisse considérable de la consommation de charbon et d’émissions de CO₂.

Par ailleurs, les médias d’État décrivent le barrage non pas comme juste un projet capable de répondre à une demande croissante d’énergie, mais aussi comme l’un des maillons d’une stratégie nationale ambitieuse. Dans le cadre du programme « Transport de l’électricité d’Ouest en Est » (West-to-East Power Transmission), la centrale hydroélectrique de Medog au Tibet approvisionnerait de l’énergie propre aux régions industrielles orientales, réduirait la dépendance au charbon, et renforcerait l’autonomie énergétique du pays. Le projet démontre aussi la capacité de la Chine à développer et à contrôler pleinement le cours supérieur du fleuve, et vise à promouvoir le développement économique du Tibet et renforcer la sécurité frontalière. Enfin, le barrage est dépeint comme un moyen de lutter contre les inondations et les sécheresses, et aussi de favoriser la gestion des eaux transfrontalières pendant les saisons sèches.

Par ailleurs, les médias chinois laissent entendre que les objections de l’Inde au projet sont basées sur une méfiance d’ordre géopolitique plutôt que sur des questions environnementales. Certaines sources affirment en outre que Medog est un barrage au fil de l’eau (donc sans possibilité de stockage à grande échelle) et scientifiquement conçu pour éviter de nuire à l’environnement. Ces inquiétudes s'inscrivent dans un contexte plus large d’appréhension de l'Inde à l'égard des programmes d'infrastructures de la Chine dans la région, tels que le Corridor économique sino-pakistanais ou la ligne ferroviaire entre la Chine et le Népal, le barrage de Yarlung Tsangpo étant cité comme le dernier exemple en date de son mécontentement.

Une source anonyme du gouvernement chinois s’est exprimé sur le sujet auprès de Global Voices : « Le projet du barrage de Yarlung Tsangpo est classé comme confidentiel. Notre position officielle est qu’à l’heure actuelle, les médias étrangers se servent de cette polémique pour dénigrer et compromettre nos efforts continus en matière d’infrastructures nationales. »

L'hydro-hégémonie entre l'Inde et la Chine

Il est possible que la construction de la centrale soit catastrophique à bien des égards pour l’Inde, non seulement sur le plan écologique ou hydrologique, mais aussi géopolitique. Alors que la demande en eau s’intensifie et qu’une régulation de l’eau devient essentielle en raison de l’impact croissant de la crise climatique, le barrage, dont la Chine est le pays riverain le plus en amont, pourrait représenter un moment charnière dans la dynamique des pouvoirs régionaux en Asie du Sud, et compromettre gravement la sécurité, la stabilité et l'influence de l'Inde.

Selon le gouvernement indien, l’énorme capacité du barrage « pourrait permettre à la Chine de contrôler le débit du cours d’eau, posant ainsi une menace stratégique ». D’ailleurs, concernant la centrale hydraulique de Medog, de nombreux experts s’accordent à dire que la préoccupation principale de l’Inde n’est pas une question de disponibilité et de débit, mais plutôt de sécurité.

Selon des sources de Pékin, l’Inde s’oppose systématiquement aux développements d’infrastructures de ses pays voisins, qu’il s’agisse des projets chinois au Népal, du Corridor économique sino-pakistanais, ou maintenant du barrage de Yarlung Tsango. En outre, la Chine considère les tentatives de l’Inde pour faire pression sur les États-Unis et d’autres alliés occidentaux, afin qu’ils rejettent sa construction, comme faisant partie d’une stratégie d’endiguement géopolitique de plus grande envergure, plutôt que comme l’illustration de réelles préoccupations environnementales ou humanitaires. Lors d’un entretien avec la chaîne CCTV (contrôlée par l’État), le ministre chinois des Affaires étrangères a déclaré :

Regarding the hydropower project on the lower reaches of the Yarlung Tsangpo River, China has already made its position clear. I would like to reiterate that the construction of this project has undergone rigorous scientific assessment and will not have any adverse impact on the ecological environment, geology, or water resource rights of downstream countries. On the contrary, it will to some extent contribute to disaster prevention, mitigation, and climate change adaptation downstream.

La Chine a déjà clairement exprimé sa position concernant le projet d’une centrale hydraulique sur le cours inférieur du fleuve Yarlung Tsangpo. Je tiens à rappeler que sa construction a fait l’objet d’une évaluation scientifique rigoureuse et ne comporte aucun risque environnemental ou géologique, ou n’entrave aucun droit d’accès aux ressources en eau des pays situés en aval. Bien au contraire, le barrage contribuera à la prévention de catastrophes, et à l’atténuation des changements climatiques ainsi qu’à leur adaptation.


Un paysage teinté de plantes médicinales : essai de l'autrice ukrainienne Yulia Stakhivska

Mon, 14 Jul 2025 18:15:50 +0000 - (source)

« Faites ce que vous pouvez, avec ce que vous avez, où que vous soyez »

Initialement publié le Global Voices en Français

La Maison Ouvarov de Vorzel. Photographie de Yulia Stakhivska, utilisée avec autorisation.

La Maison Ouvarov de Vorzel. Photo de Yulia Stakhivska, utilisée avec permission.

Écrit par Yulia Stakhivska

Traduit depuis l'ukrainien par Iryna Tiper et Filip Noubel

Ce récit fait partie d’un ensemble d’essais écrits par des artistes ukrainiens intitulés : « La culture retrouvée : les voix ukrainiennes mettent en avant la culture ukrainienne ». Cette série est réalisée en collaboration avec l’association Folokowisko/Rozstaje.art [pl], grâce au cofinancement des gouvernements tchèque, hongrois, polonais et slovaque grâce à une subvention des Fonds Internationaux Visegrad. Son objectif est de mettre en avant des idées pour améliorer la durabilité de la coopération régionale en Europe centrale.

A l’origine, c’était simplement l’appartement de quelqu’un. Puis, c’est devenu un restaurant, une boulangerie quelque temps après, et un beau jour, une librairie ouvrit dans ce lieu. Les librairies « Ye » [ua] sont une grande chaîne de librairies aux quatre coins de l’Ukraine ayant fait beaucoup parler d'eux. Je me sens nostalgique parce que, pour mon premier travail, j’avais une carte de visite me proclamant « Manager artistique ». Ce fut dans la première librairie de cette chaîne, à Kiev, près de la Porte Dorée.

Quel livre devrais-je mettre en avant dans cette nouvelle librairie ? Les tombes des nombreuses victimes de crimes de guerre commis par la Russie à Boutcha ne sont pas très loin d’ici. Je me souviens d’ailleurs de la collection d’essais de Martin Pollack
« Contaminated Landscapes » [Paysages empoisonnés], qui montrent à quel point des paysages peuvent être trompeurs, et qui, comme de l’herbe qui finit par repousser, racontent des histoires comme Auschwitz, le massacre de Katyń ou de Babi Yar… La guerre continue sur les mémoriaux portant les noms des victimes. Je cherche des sortes d’herbes médicinales pour « guérir » le paysage.

Je vais vous raconter ce qui s’est passé dans les villes à l’ouest de Kiev, que le monde entier a pu voir comme les conséquences de la tragique invasion du pays par la Russie. Boutcha, Irpin, Hostomel, Vorzel : ce sont des endroits qui ont une histoire et des traditions artistiques propres, et qui ne sont pas que des « paysages dévastés ».

Une photo du parc 

Quand j’observe la peinture « The Annunication » [L'Annonciation] de 1909 par l’artiste impressionniste ukrainien Oleksandr Mourashko, je remarque la véranda en bois de l'ancienne maison de campagne et cela me rappelle son oncle, Nikolaï Mourashko, fondateur de l’École de Dessin de Kiev, qui vécut à Boutcha et y fut enterré. Witold Kaminsky, un hydrothérapeute d’origine polonaise, vivait juste à côté. Sa maison et la première clinique d’hydrothérapie de Kiev rue Saksaganskoho, où Kaminski travaillait, furent préservées.

Voici une vidéo sur cette peinture :


La famille d’artistes Mourashko était amie avec d’autres résidents saisonniers, comme la famille Boulgakov, et particulièrement le futur écrivain russe Mikhaïl Boulgakov. Quelle divergence il y eut dans leurs opinions et leurs futurs ! Mikhaïl Boulgakov, pro-russe, quitta la région de Kiev pour un voyage qui se termina à Moscou, tandis qu’Oleksandr Murashko fut tué à Kiev en 1919 pendant l’invasion bolchévique, alors que l’Ukraine défendait une fois de plus sa souveraineté. Une fois de plus, c’est un fragment du passé, mais la mémoire nous rappelle ce qui compte le plus : les peintures magnifiques d’artistes. Comme le dit le proverbe latin : Vita brevis, ars longa.

J’aime aller visiter les expositions de la galerie d’art Kosenko, près du parc Buchansky [en]. La dernière était plutôt néo-impressionniste, avec des paysages idylliques. Une manière d’essayer de cacher la guerre ? De ne pas y penser ? Non, juste la simultanéité de différentes époques : nous n'avons qu’une seule vie, donc pourquoi abandonner les expositions ? On continue de vivre, malgré les raids aériens, ou même dans des moments comme ceux-ci.  Nos paysages ont besoin de plantes médicinales pour nous consoler.

C’est la porte d’entrée vers ce qui compte le plus dans ma ville, Boutcha : le parc. Un mélange de paysages influencés par les traditions des parcs français ou anglais : des canaux, des étangs avec des canards, des fleurs, des vieux arbres, des manèges, des endroits pour pique-niquer, des concerts (comme le Festival international d’opérettes annuel « O-Fest » début juin). J’ai écrit plus d’un texte sur la terrasse du petit restaurant du parc, là où l’on fait ses premiers pas, où l’on s’allonge sur l’herbe, on nage ou l’on fait du vélo pour la première fois.

C’est un endroit de force, pour les locaux comme pour les touristes. Les traces de fragments d’obus sur la rive ne devraient rien y changer. Au contraire, les gens y sont revenus, et même s’ils vivent dans le danger, ils trouvent de la force dans ce qui les inspire. Ce n’est pas un vulgaire conseil d’un coach de remise en forme sur la résistance ; c’est une pratique qui peut devenir une mémoire : une mémoire vive et brillante, que l’on peut tagger « #BuchaDream », remplie de lumière estivale et de rires d’enfants à l’ombre d’un vieux chêne. Il y a une sculpture sous cet arbre, une sorte d’« Esprit du Parc », donc les traits du visage ressemblent à un sculpteur local très connu.

Bien sûr, chacun perçoit tout différemment maintenant. Le panneau « Zone Déminée, Bises. » laissé sur la clôture par les sapeurs-miniers ukrainiens me touche et me remplit de chaleur humaine. Cela pourrait produire l’effet inverse pour d’autres, et les mettre mal à l’aise. Certains résidents de Boutcha ne sont pas revenus ici à cause de ce casse-tête émotionnel. D’autres, pour des raisons pratiques. C’est le cas de mes deux amis, la poète Daryna Gladun et la traducteur Lesyk Panasiuk, qui ne vivent plus réellement dans leur appartement, occupé puis détruit par les soldats russes, mais qui y « vivent » de nouveau à travers leurs textes et leur installation artistique.

Histoires illustrées

Il y a beaucoup de choses liées à la culture actuelle sur ma carte personnelle de l’art. Par exemple, la nouvelle intitulée « Extraterrestrial Woman » d’Oksana Zaboujko, une écrivaine ukrainienne populaire, qu’elle a écrite à la maison d’écrivains d’Irpin. Ou la
« Maison de la Créativité », institution soviétique qui était à l’époque un espace pour les écrivains et les traducteurs, et qui est maintenant un mythe littéraire revisité par des artistes contemporains ? Maryna Hrymych écrivit une collection de nouvelles qui montraient en particulier le cercle littéraire d’Irpin. De nos jours, près des bâtiments d’écrivains abandonnés [des institutions soviétiques où les écrivains pouvaient travailler et vivre], il y a un parc avec des sculptures thématisées et des allées parsemées de gravats, qui mènent inévitablement à la « Datcha » de Chokolov : un bâtiment datant du début du XXe siècle, appartenant à l’entrepreneur kiévien Ivan Chokolov. Les autorités soviétiques l’ont nationalisé et l’ont transféré en 1936 à l’Union des Écrivains, une institution rassemblant tous les écrivains soviétiques célèbres et apportant un support financier et bien d’autres.  Certains des auteurs les plus pérennes viennent encore y vivre de temps en temps.

De nombreux personnages de livres « marchent » dans les rues d’Irpin. L’un des plus sympathiques est Ommm, l’esprit de la forêt d’Irpin et héros des livres de Tasha Torba. Il essaye des toute sa force de soigner les blessures de la ville et d’aider les habitants ainsi que les animaux. On peut le trouver au « Forest Bookstore » du parc central d’Irpin ou à l’espace artistique « Lisova, 3 »

C’est un espace fondé par la designer Svitlana Hyrb et le réalisateur Serhiy Spizhovvyi. Ils ont recyclé des objets afin de créer de magnifiques lustres, installations et mosaïques avec des fragments carrelés. Ils furent parmi les premiers d’Irpin à apporter des ateliers de support psychologique pour les personnes délogées et les résidents de la région de Kiev. Une communauté s’artistes fut formée là, avec des évènements et des rassemblements, comme l’exposition « Irpin. Graphic Stories », réalisée par des étudiants de l’Académie Nationale des Arts Appliqués et de l’Architecture, qui découvrirent la ville pendant l’été 2024, et qui créèrent leurs propres histoires sur ce lieu. Ceux qui ont le plus souffert à Boutcha sont les civils ; il y a en effet quelques ruines, car les Russes n’ont pas occupé totalement la ville. Mais de violents affrontements s’y sont déroulés, endommageant de nombreuses maisons. Dans l’une d’elles, l’artiste britannique Banksy y a dessiné un gymnaste se balançant au-dessus d’un cratère d’obus.

La lumière insoutenable de la datcha

La Maison Ouvarov de Vorzel. Photographie de Yulia Stakhivska, utilisée avec autorisation.

La Maison Ouvarov de Vorzel. Photographie de Yulia Stakhivska, utilisée avec permission.

À Vorzel, l’âme d’antan a été préservée. J’utilise « d’antan », car la plupart des datchas que l’on peut voir en sépia sur les cartes postales du siècle dernier sont malheureusement devenues des sanatoriums soviétiques qui ont été abandonnés ou qui ont subi des travaux les rendant méconnaissables. Mais l’un d’entre eux fut chanceux, et doublement, car il est encore debout en 2022. Cette maison fut la propriété de Natalia Tereshchenko, issue d’une famille de mécènes artistiques ukrainiens. La propriété a pour nom « Maison Ouvarov », car Natalia fut l’épouse du Comte Ouvarov. Cette magnifique demeure rénovée avec une flèche sur le toit accueille maintenant un musée dans lequel on peut voir une exposition sur la famille Tereshchenko, une salle présentant la vie dans une dacha autrefois, une salle de classe (le bâtiment abritait une école dans les années 1920), et une modeste exposition dédiée à l’écrivain Valérian Pidmohylny, pilier de la littérature ukrainienne du XXe siècle mort pendant les purges de Staline dans les années 30. Il a laissé une empreinte dans l’histoire ukrainienne avec sa prose urbaine et psychologique, notamment dans le roman « Misto (La Ville) » de 1928.

Le musée possède aussi un auditorium dédié à Boris Liatochinski, figure du modernisme dans la musique ukrainienne. Parmi ses élèves, on retrouve les compositeurs avant-gardistes Leonid Hrabovsky et Valentin Silvestrov. Il y avait une maison de compositeurs à Vorzel spécialement faite pour eux, et Liatochinski travaillait souvent dans la datcha de Vorzel.

La maison du compositeur Igor Poklad est un écho aux traditions musicales de Vorzel. Le 7 novembre 2024, le film « Bucha », inspiré de faits réels, sortait dans les cinémas ukrainiens (bien que sa première se soit faite au Festival du Film de Varsovie). L’une des scènes importantes du film fut tournée dans cette maison. Des officiers russes s’introduisent par effraction dans la datcha et jouent un vinyle d’un dessin animé sur les Cosaques Zaporogues. Puis l’un d’entre eux s’assoit au piano et essaye de rejouer la musique, mais le commandant regrette d’avoir laissé s’échapper un compositeur ukrainien. Après tout ; selon les ordres russes, il ne devait plus y avoir des compositeurs ukrainiens, ou d’Ukrainiens tout court. Le subordonné demande avec enthousiasme à son supérieur de jouer un morceau, et il se met à jouer une œuvre du compositeur russe Tchaïkovski ; le tout se finit par un toast à la culture russe. En partant, les Russes laissent une grenade dans le piano. Ce n’est pas pour produire un effet cinématique. Certains résidents ont en effet trouvé des « souvenirs » comme celui-ci dans les pianos de leurs maisons libérées.

A présent, Vorzel essaye de vivre « comme avant », les gens font une visite du musée, observent le tulipier de Virginie, vont à l’hôtel au bord du lac, pu à l’espace de co-working Workit. Lors des soirées d’été, Vorzel ressemble à une « nocturne » inspirée par les pins, avec une touche d’amertume acidulée.

La force des rêves

Même si je n’habitais pas à Boutcha, je savais qu’à Hostomel, juste à côté, il y avait un aéroport abritant le plus grand avion-cargo du monde, le « Mriya », un nom très mignon signifiant « rêve » en ukrainien. Pour ce qui est d’Hostomel en elle-même, je savais seulement que c’était la plus vieille ville de la région, fondée au XVe siècle, et qu’il y avait une vieille église en bois là-bas. C’est aussi la ville militaire proche de l’aéroport qui avait souffert le plus dans les violentes batailles en 2022.

L’avion Mriya [le plus gros avion du monde, stocké en Ukraine, et détruit en 2022 pendant l’invasion du pays par la Russie] vole au-dessus des jardins de Giardini, mais n’a pas d’ombre. On ne sait pas ce qu’il se passera à Giardini ce jour-là, et heureusement, personne ne le sait.

C’est un extrait de la description du projet de l’association artistique Open Group, qui a représenté l’Ukraine à la Biennale de Venise de 2019. Étrangement, le « Mriya » n’a jamais volé au-dessus des canaux de Venise. Maintenant, il vole toujours, mais dans le monde de l’imagination. Plusieurs livres d’art ont été écrits sur l’avion, avec des peintures le représentant.

La littérature peut au moins donner une idée de la durée des choses. Car lorsque l’on quitte sa maison avec un simple sac à dos, que reste-t’il sinon les histoires ? C’est la réflexion qu’amène le parcours de la restauratrice kiévienne Margarita Sichkar, qui est aussi férue de littérature. Elle vit à Hostomel, où elle a bâti deux maisons et a décidé d’aider la ville. Elle y a donc ouvert un espace dédié à la littérature, « BookHub Vich/na/Vich », dans le parc « Schaslyvy » [« heureux » en Ukrainien], endroit unissant et inspirant les gens.

Dans cette librairie colorée, des présentations et des discussions autour d’un café ont lieu au milieu des grands pins. La personne à l’initiative de cet endroit aime dire :
« Faites ce que vous pouvez, avec ce que vous avez, où que vous soyez ». Il est difficile de ne pas être d’accord. Et dans l'herbe des pelouses du Parc Schaslyvy, les plantes médicinales finissent par pousser.


En Afrique, l'égalité de genre dans le numérique est une condition essentielle d'un développement juste et durable

Mon, 14 Jul 2025 09:32:54 +0000 - (source)

En Afrique, les femmes et les filles sont les plus concernées par l’illectronisme.

Initialement publié le Global Voices en Français

Capture d'écran de la chaîne YouTube de Bénin TV

En Afrique comme ailleurs, les sociétés font face à un bouleversement numérique très rapide qui n'est pas sans risques: la vulnérabilité des citoyens face aux cyberattaques, est un vrai danger qui touche souvent plus les femmes que les hommes.

Pour comprendre quels peuvent être les remèdes à ce danger, Global Voices a interviewé via e-mail, Winnie Aicha Tchedre, juriste togolaise, spécialiste en droit numérique et formatrice engagée pour la formation et la sensibilisation à la cyber-hygiène et l'éducation technologique.

Jean Sovon (JS): En quoi l'éducation aux droits numériques peut contribuer au développement et à l'inclusion technologique en Afrique ?

Winnie Aicha Tchedre (WAT) : L'éducation numérique est un puissant levier pour le développement et l'inclusion technologique en Afrique, mais à condition qu'elle soit conçue pour et avec les femmes et les groupes marginalisés.

En effet, le genre est un aspect majeur dans notre engagement parce que la fracture numérique des pays africains, y compris au Togo, a un visage genré. Les femmes sont les plus concernées par l’illectronisme, c'est-à-dire le manque de compétences ou de connaissances sur l'utilisation des outils numériques. Cela est dû aux obstacles spécifiques, socio-économiques et d'éducation culturelle qui limitent leur accès aux technologies.

Sans une éducation numérique inclusive qui tient réellement compte du genre, nous allons aggraver les inégalités qui existent déjà. C'est pourquoi nous encourageons la forte présence des filles au cours de nos formations: une éducation numérique réussie permet l'autonomisation économique des femmes pour l’accès à l'information, au marché en ligne, au télétravail, à la télémédecine qui prend de plus en plus de l'ampleur, aux démarches administratives en ligne.

Photo de Winnie Aicha Tchedre, utilisée avec permission

JS : Comment intégrez-vous la dimension de genre dans les projets liés aux droits numériques ?

WAT : L'intégration du genre doit se faire suivant une démarche bien structurante qu'il faut adopter en faisant des diagnostics genrés. Au début de la conception du projet, il faut analyser les réels besoins, les obstacles, les impacts qui concernent les femmes, les hommes, et donc collecter les données désagrégées par sexe. C'est le cas du projet West African Regional Communication Infrastructure Programme (WARCIP), qui intègre les volets pour l'accès des femmes aux formations qui sont requises.

Il faut également partir d'une conception inclusive parce qu'il faut impliquer les femmes dès la phase de conception des outils, des plateformes, des programmes de formation. Penser à créer des interfaces qui permettent l'accès facile aux femmes, des contenus pédagogiques et en langues locales, et tenir compte des niveaux de connaissance des femmes.

Sous nos cieux, la majorité des femmes ne sont pas allées à l'école. Même si elles parlent français, elles le lisent difficilement, c’est encore plus compliqué sur une interface numérique. Dès la conception, il faut les impliquer pour qu'elles puissent d'abord prendre connaissance de ce qui est fait pour elles, afin d’en avoir la maîtrise. Il faut adapter les canaux de communication, les horaires. Il y a des associations de femmes qui peuvent servir de relais d'information auprès des autres pour expliquer le cyberharcèlement, le sexisme et les risques présents dans l'écosystème numérique. Il faut aussi sensibiliser les développeurs des outils numériques pour éviter les biais de genre.

JS : Quels sont les principaux obstacles rencontrés par les femmes dans l’accès aux technologies numériques ? 

WAT : Les femmes sont celles qui rencontrent le plus d'obstacles en termes d'accès aux technologies numériques. Dans le contexte togolais, les obstacles socioculturels continuent d'engendrer l'exclusion des femmes. Des propos tels que: “les femmes ne sont pas faites pour le numérique”conduisent a des situations où le portable d’une femme est contrôlé par son homme. Il y a également la méconnaissance de l'usage des outils numériques en dehors réseaux sociaux. Sans oublier le coût de la connexion Internet qui est toujours non abordable pour la majorité des femmes, surtout pour celles en zones reculées.

En termes de sécurité, la peur des violences en ligne est également un point à soulever. Sur les réseaux sociaux et les plateformes numériques, il y a de plus en plus de violence, de harcèlements, d'insultes, d'escroqueries dont elles peuvent être facilement victimes.

JS : Comment évaluez-vous l’impact des stéréotypes de genre dans les contenus numériques ? Existe-t-il des mécanismes pour signaler et traiter les discriminations ou violences en ligne liées au genre ?

WAT : Ici, il faut noter que les stéréotypes renforcent les inégalités. L'image de la femme objet, cantonnée au rôle domestique, alors que l'homme est le chef de famille renforce les préjugés. De plus, les femmes expertes sont souvent invisibles: au Togo, les femmes modèles sont rares, et ceci est renforcé par les biais algorithmiques qui les marginalisent, parce que les données sont sont reproduites en défaveur des femmes, dans les résultats de recherche, les suggestions d'emploi, les ciblages publicitaires.

La plupart des contenus qu'on voit sur les réseaux sociaux sont sexistes et creusent davantage la phobie des femmes à profiter pleinement du numérique. Aujourd'hui, sur Facebook, Twitter, Instagram, on voit des propos tellement sexistes, qu'on se dit « merde, on est où, là ? ». Chacun se permet de dire ce qu'il veut, à qui il veut, sans être poursuivi, surtout dans le contexte africain. Tout cela a de réels impacts sur l'accès des femmes au contenu numérique.

Au Togo, il y a une unité spécialisée de police supérieure de la brigade, des centres de protection des données personnelles qui peuvent être saisis pour des cas de collecte illicite de données à caractère personnel. De plus, sur les grandes plateformes numériques comme Facebook, Instagram, TikTok, il y a des boutons de signalement pour des contenus sexistes ou haineux, des harcèlements. On peut donc signaler un fait criminel, une situation qui nous déplait en tant que femme, ou homme. Le défi est que très peu savent qu'ils ont des droits à faire valoir dans ce contexte.

JS : Existe-t-il des lois qui garantissent l’égalité de genre dans l’espace numérique ?

WAT : La mise en œuvre de lois ou de réglementations spécifiques pour garantir l'égalité de genre est encore un défi sur le continent. Néanmoins, il y a des initiatives au niveau régional comme le protocole de Maputo, l’agenda 2063 de l'Union africaine, la politique du genre de l'Union africaine qui vise à créer un environnement numérique plus inclusif.

En ce qui concerne les droits de la femme africaine, la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples (CADHP) rappelle dans ses articles 1, 3 et 9, l'importance de garantir la protection de la femme comme un des principes fondamentaux . Il y a également la résolution sur la protection des femmes contre la violence numérique en Afrique, dénommée la CADHP/RES de 2022, qui rappelle aux États à adopter les législations pour lutter contre les formes de violences numériques et à élargir la définition de la violence basée sur le genre.

La définition des violences basées sur le genre intègre aujourd'hui les violences verbales, surtout en ligne. Il faut que les cadres juridiques puissent tenir compte de tous ces paramètres pour pouvoir redéfinir les violations basées sur le genre.

De nombreux pays ont adopté des lois qui sont inspirées de la Convention du Maroc, de l'Union africaine sur la cybersécurité et la protection des données, et également de la Communauté économique des États de l'Afrique de l'Ouest (CEDEAO). Certaines lois criminalisent explicitement des violences basées sur les genre comme le cyberharcèlement, la cyber-diffamation à caractère sexuel, la diffamation d'images intimes non consenties, c'est le cas de la Côte d'Ivoire, du Sénégal, du Bénin. Mais peu de lois sont proactives, ce qui ne garantit pas de manière spécifique et pleinement l'égalité d'accès.

Les lois contraignantes sur l'inclusion numérique et le renforcement des dispositions contre les biais algorithmiques discriminatoires sont des chantiers essentiels pour l'avenir. L'égalité dans le numérique n'est pas un luxe, c'est vraiment une condition sine qua non d'un développement juste et durable pour l'Afrique.


Comment la transition sénégalaise de 2024 a divisé par deux la représentation féminine au gouvernement

Sat, 12 Jul 2025 10:20:46 +0000 - (source)

Le gouvernement Diomaye Faye compte quatre femmes contre sept dans le dernier gouvernement de Macky Sall

Initialement publié le Global Voices en Français

Manifestation contre les violences faites aux femmes à la place de la Nation à Dakar, Sénégal, le 3 juillet 2021; Photo de Fatou Warkha Sambe, utilisée avec permission

Par Bowel Diop

Partout dans le monde, les droits des femmes, pourtant conquis de haute lutte, deviennent souvent les premières victimes lors de changements de régime. Le Sénégal, malgré sa réputation de stabilité démocratique et ses avancées en matière de parité, n'échappe pas à cette dynamique mondiale inquiétante.

La taille de vos rêves doit toujours dépasser votre capacité actuelle à les réaliser.” Cette exhortation d’Ellen Johnson Sirleaf, première femme élue présidente en Afrique et Prix Nobel de la Paix, résonne avec ironie au Sénégal, où la récente transition politique tant espérée révèle déjà des signes inquiétants de régression pour les droits des femmes. Les femmes sénégalaises ont des compétences, mais se voient systématiquement écartées des postes de décision.

En mars 2024, le Sénégal a connu un changement de pouvoir majeur avec l’élection de Bassirou Diomaye Faye, soutenu par Ousmane Sonko, suscitant de grands espoirs de rupture démocratique et de gouvernance inclusive. Mais ces espoirs ont vite été entamés : la part des femmes au gouvernement a chuté de moitié, le ministère des Femmes a été rebaptisé sans concertation, et aucun plan d’action sur l’égalité n’a été annoncé.

Un recul alarmant au Sénégal

Le 6 avril 2024, je suis intégrée dans un groupe WhatsApp appelé Concertation: Femmes – Genre – Nouveau régime. Les chiffres sont éloquents : dans le nouveau gouvernement, seulement 4 femmes sur 30 ministres et secrétaires d'État ont été nommées, soit 13,3% de représentation féminine.

Sur les réseaux sociaux, la déception est palpable. L'activiste Amsatou Sow Sidibé évoque sur Facebook “le déclin de la présence féminine” dans ce gouvernement. Sur X, le Réseau des féministes du Sénégal estime que “le choix de retirer le mot ‘femme’ du ministère nous amène à croire que le statu quo sera maintenu”. Sur son compte X, il publie :

Sur la liste du gouvernement parue le 2 avril de la même année, ces quatre femmes sont assignées aux portefeuilles des affaires étrangères (Yacine Fall), de la pêche (Fatou Diouf), de la famille (Maïmouna Dièye) et de la jeunesse et culture (Khady Diène Gaye) – des figures isolées dans un paysage gouvernemental largement dominé par les hommes.

À titre de comparaison, le dernier gouvernement de Macky Sall, formé en octobre 2023, comptait sept femmes ministres, soit presque deux fois plus que l'actuelle équipe gouvernementale : un recul net en matière de représentation féminine au sommet de l'État.

Cette régression est d'autant plus préoccupante qu'elle intervient après la transformation du ministère dédié aux Femmes, Enfants et Entrepreneuriat en ministère de la Famille et des Solidarités, une décision qui a suscité de vives protestations de la part des organisations féministes sénégalaises.

L'excellence féminine ignorée

Les femmes compétentes ne manquent pas. Elles s'engagent déjà dans les processus de transformation de notre pays. À l'enseignement supérieur, nous aurions pu avoir la Professeure Mame Penda BA, directrice du Laboratoire d'Analyse des Sociétés et Pouvoirs/Afrique-Diasporas (LASPAD). À la santé, Professeure Fatimata LY, dermatologue de formation et maître de conférences à l'université Cheikh Anta DIOP. À l'Économie, Thiaba Camara SY, économiste reconnue, pour ne citer que celles-ci.

Ces exclusions remettent directement en cause les acquis de la loi numéro 2010-11 du 28 mai 2010 relative à la parité absolue homme-femme, qui avait pour objectif de consacrer et d'asseoir la présence des femmes dans tous les lieux où se dessine le futur de notre nation.

Ces exemples incarnent l'excellence. Leur absence dans les sphères de décision semble indiquer la résistance d'un système qui résiste à la transformation structurelle que suppose une véritable égalité des genres.

Notre rôle ne se cantonne pas à la reproduction et aux soins à la famille, nous sommes plus que des utérus et des gestionnaires de foyers. Nos compétences et nos aspirations dépassent ces stéréotypes.

Une dynamique mondiale de régression

La situation au Sénégal s'inscrit dans une tendance mondiale préoccupante. Des pays développés aux nations en développement, un schéma similaire se répète : les femmes sont souvent les premières victimes des changements politiques conservateurs, qu'ils prennent la forme de régimes autoritaires ou simplement de gouvernements moins attachés à l'égalité des genres.

Ces régressions ne sont jamais accidentelles. Elles s'appuient sur des mécanismes systématiques de marginalisation politique et économique des femmes.

Les conséquences sont mesurables : selon l'OCDE, les institutions sociales discriminatoires coûtent à l'Afrique l'équivalent de 7,5% de son PIB en 2019. Au niveau mondial, la Banque mondiale estime que l'inégalité salariale entre hommes et femmes représente une perte de 160,2 billions de dollars en capital humain, soit environ deux fois la valeur du PIB mondial.

Des recherches du Fonds monétaire international suggèrent que réduire l'écart entre les sexes sur les marchés du travail pourrait augmenter le PIB des économies émergentes et en développement de près de 8%.

Ces régressions ont des conséquences profondes sur les droits des femmes avec pour répercussion une exacerbation des inégalités sociales et économiques donc une société moins équitable. Elles s'appuient sur une rhétorique identitaire, conservatrice, qui réduit les femmes à des rôles traditionnels : mères, épouses, silencieuses. Et elles prospèrent dans le silence ou la passivité.

Notre réponse, une mobilisation à trois niveaux

Face à ces défis croissants, allant de la remise en cause du droit à l'avortement aux États-Unis, à l'interdiction de chanter pour les femmes afghanes ou encore au recul des pourcentages de femmes dans les postes de décision au Sénégal, la seule solution est de se battre. Notre réponse doit être triple.

D'abord, une vigilance organisée à travers la création des observatoires citoyens pour suivre les politiques publiques en matière de genre, pour documenter et dénoncer chaque recul.

Ensuite, une solidarité renforcée aux candidatures féminines aux postes de décision en constituant un réseau de femmes leaders disponibles pour les postes de responsabilité.

Enfin, des actions politiques concrètes en stimulant l'utilisation des réseaux sociaux pour amplifier les voix des femmes exclues. Aussi, l'exercice d'une pression constante sur les partis politiques pour respecter la parité.

Il est devenu crucial de s'organiser, de mettre en exergue nos voix pour défendre nos droits et nos acquis. S'il est certain qu'aucun pays ne s'est développé et n'a amélioré les conditions de vie de sa population en mettant de côté la moitié de celle-ci, la lutte n'est donc pas une option mais une évidence.

C'est uniquement par cette mobilisation constante que nous construirons un Sénégal où chaque jeune femme pourra non seulement rêver de conduire la nation, mais effectivement participer à son progrès inclusif et durable.

Un combat central, pas accessoire

Il ne peut y avoir de transition réussie sans les femmes. Il ne peut y avoir d'émergence économique ni de paix durable si la moitié de la société est maintenue en lisière. Le combat n'est pas accessoire. Il est central.

Nous ne demandons pas la charité politique. Nous exigeons la reconnaissance de notre légitimité, de nos compétences et de notre rôle incontournable dans la transformation du Sénégal.

À chaque recul, notre devoir est de faire front. À chaque nomination injuste, notre mission est de dénoncer. Et à chaque femme écartée, notre responsabilité est de faire entendre sa voix.

Notre devoir immédiat est triple : documenter chaque recul, soutenir chaque femme compétente écartée, et construire une alternative politique inclusive. Car comme le disait Mbali Ntuli, militante et politicienne sud-africaine : “Nous ne demandons pas à diriger parce que nous sommes des femmes. Nous l'exigeons parce que nous en sommes capables.”

Lire notre cahier spécial : 

Cet article est écrit dans le cadre du Programme Impact West Africa Fellowship de  Aspen Global Innovators


Au Burundi, un régime en crise et une jeunesse qui fuit le pays en masse

Sat, 12 Jul 2025 10:05:03 +0000 - (source)

Le CNDD-FDD a remporté 100 % des sièges lors des élections législatives du 5 juin.

Initialement publié le Global Voices en Français

Centre ville de Bujumbura, capitale économique du Burundi ; capture d'écran de la chaîne YouTube de France 24

Cet article est repris sur Global Voices dans le cadre d'un partenariat avec www.afriquexxi.info . L'article original est à retrouver sur le site d’Afriquexxi.

Au Burundi, une profonde crise économique et politique oblige des milliers de jeunes désespérés à quitter leur foyer pour tenter leur chance dans les pays limitrophes.

Morose et délaissée pendant longtemps, l’éclat actuel de Gitega (ville située au centre du pays), capitale politique du Burundi et dont est originaire Évariste Ndayishimiye (président depuis 2020), ne peut passer inaperçu. Gitega semble aujourd’hui profiter de plusieurs effets combinés, historico-politiques et géographiques, avec la construction de nouveaux hôtels un peu partout, l’ouverture de nouveaux business (particulièrement les magasins de matériaux de construction), dans le bruit quotidien des sirènes qui se relaient pour forcer le passage d’un ministre qui va à une conférence, d’un haut gradé de l’armée qui va visiter sa ferme, ou d’une haute autorité du Conseil National de Défense de la Démocratie-Forces pour la Défense de la Démocratie (CNDD-FDD), parti au pouvoir, de retour d’un meeting politique.

Le doute sur ce rayonnement s’installe quand le regard se détourne des grands chantiers de construction et se dirige vers les simples citoyens, dans les rues ou sur les collines. Devant Matergo (centre de Gitega), où se succèdent autorités, diplomates, hommes d’affaires…. Deux véhicules sont garés côte à côte, trappes de carburant ouvertes. Un homme placé entre les deux en vide un pour en remplir un autre. Craignant pour sa sécurité, un passant, tournant la tête à droite et à gauche, pour s’assurer que ses propos ne tombent pas dans une oreille indiscrète, susurre :

Le deal doit être intéressant, susurre un passant. L’acheteur lui a peut-être proposé cinq fois le prix normal, voire plus. C’est le nouveau business ici, si tu as une voiture. Tu fais la queue durant des jours à une station et si tu as la chance d’avoir le carburant, tu le revends à quelqu’un qui n’a pas ce courage. C’est cela le Burundi aujourd’hui. Mon pays va vraiment mal !

Dans le pays, même les rues semblent désormais avoir des oreilles. Dire que le pays va mal, que la vie des citoyens est au point mort à cause d’une pénurie généralisée de carburant qui dure depuis plus de trois ans, c’est défier le narratif officiel, celui d’un pays où coulent le lait et le miel. En effet, il ne peut y avoir que de la joie dans « le jardin d’Eden », ainsi qu’Evariste Ndayishimiye a courageusement baptisé le Burundi.

Un régime paranoïaque

Le Burundi est un pays sous haute surveillance. Les élections législatives et communales du 5 juin se sont déroulées dans un contexte de verrouillage politique : la plupart des opposants politiques sont en exil depuis dix ans, et ceux qui sont restés au pays sont presque tous neutralisés. Résultat : le CNDD-FDD, parti au pouvoir, a remporté 100 % des sièges à l’Assemblée nationale, un score à la nord-coréenne jusque-là jamais atteint par aucun autre parti depuis l’introduction du multipartisme, dans les années 1990.

Dans les rues, la tension est palpable. Les centaines de jeunes du parti au pouvoir, les Imbonerakure, qualifiés de milice par les Nations unies, en jogging, parfois armés et en treillis, scandent des chants martiaux, quand la police procède à des contrôles minutieux. Les rumeurs de rebelles burundais qui se seraient infiltrés dans le pays vont bon train. La police cherche des caches d’armes sous les sièges des voitures, dans les coffres, partout. Il faut ajouter le contexte régional avec le mouvement rebelle M23 (soutenu par le Rwanda, selon plusieurs rapports de l’ONU) aux portes de Bujumbura, la capitale économique du Burundi. La rébellion contrôle déjà la ville de Bukavu, en plus de Goma, capitales respectives du Sud-Kivu et du Nord-Kivu, qui forment la province de l’est de la RDC. Bukavu n’est qu’à quatre heures de route de Bujumbura.

Le régime burundais, dont les relations diplomatiques avec le Rwanda sont exécrables depuis presque dix ans, craint une exportation de la guerre de l’est de la RDC sur son sol. La menace n’a jamais été aussi forte depuis 2015, quand des centaines de milliers de Burundais avaient pris le chemin de l’exil, après la décision de Pierre Nkurunziza (décédé en 2020) de briguer un troisième mandat et la crise politique qui en avait découlé. Le Rwanda avait accueilli une bonne partie des réfugiés. Depuis, Gitega accuse constamment Kigali d’héberger des rebelles qui veulent le renverser.

Le risque d’un effondrement politique

Curieusement, on ne cherche pas que des armes. La bière est aussi ciblée. Mais pas n’importe laquelle : la Primus et/ou l’Amstel, des produits de la Brarudi, la principale et plus ancienne brasserie du pays. Tout comme le carburant, trouver la bière de la Brarudi c’est chercher une aiguille dans une botte de foin. De la boisson la plus accessible durant des décennies, elle est devenue un produit de luxe qu’on ne trouve que dans les grands hôtels. Et l’État s’est donné la rude tâche de réguler sa distribution. Un journaliste qui a suivi la campagne électorale, témoigne :

La pénurie de carburant aura un impact sur les résultats des urnes, parce que le peu de carburant revient au parti au pouvoir pour faire campagne. C’est le cas aussi pour la bière. À Bururi, dans le sud du pays, je suis allé au bar pour m’acheter une bière, tout près de là où le CNDD-FDD tenait un meeting. On m’a signifié que toutes les boissons disponibles dans la localité avaient été prises par le parti au pouvoir.

La Brarudi, plus grand contribuable du pays (on parlait de 68 milliards de francs burundais d’impôts en 2024, soit plus de 19,8 millions d’euros ( 23138379 dollars américains), annonçait l’an dernier manquer de malt, matière première indispensable à la fabrication de ses boissons, et ce, à cause d’un « manque de devises ». Le Burundi, classé deuxième pays le plus pauvre du monde juste devant le Soudan du Sud, n’avait que l’aide internationale, principalement de l’Union européenne, comme principale source de devises. Cet appui s’est arrêté en 2016 à la suite du refus du régime de dialoguer avec ses opposants.

Avec une économie nationale à l’agonie (87 % de la population vit avec moins de 1,6 euro/1,87 dollar américain) par jour, selon la Banque mondiale), des problèmes de bonne gouvernance, notamment des cas de grande corruption et de détournements dont on ignore toujours l’ampleur exacte (fin 2023, lors de sa condamnation à perpétuité pour tentative de coup d’État, on apprenait qu’Alain-Guillaume Bunyoni, l’ancien Premier ministre, possédait à lui seul près de 150 maisons, rien qu’au Burundi), combinés à un contexte politique instable, le régime d’Évariste Ndayishimiye, miné par des guerres intestines entre de puissants généraux, semble aujourd’hui faire face à un double risque : un effondrement économique du pays et son propre effondrement politique.

Les jeunes fuient tous azimuts le pays

Pour la population, l’enjeu dépasse la survie économique, comme l’explique un analyste qui a requis l’anonymat :

Les Burundais sont en principe habitués à vivre du peu qu’ils ont. Le Burundi n’a jamais été un pays développé avec toute l’abondance qui va avec. Mais cela n’a jamais été vu comme la fin du monde par la population locale. Aujourd’hui, le grand défi est que le pays devient de plus en plus invivable. Plus d’espoir d’avenir pour les jeunes qui fuient tous azimuts le pays. Il n’y a pas très longtemps, c’était inconcevable de voir un homme avec des petits-enfants laisser sa famille derrière lui et quitter le pays. Les Burundais sont très attachés à la famille. Malheureusement, son tissu se déchire de plus en plus. Le régime a infiltré jusqu’à la cellule familiale. On souffre, on ne peut même pas en parler, même pas chez soi. L’espionnage est arrivé jusque dans les ménages.

« Les jeunes qui fuient tous azimuts le pays » est peut-être le plus inquiétant pour l’avenir de ce petit pays d’Afrique de l’Est de plus de 13 millions d’habitants et dont 65 % de la population a moins de 25 ans. L’exode ne s’est pas tari depuis la répression sanglante contre le troisième mandat de Pierre Nkurunziza, il y a dix ans. Aujourd’hui, les grandes capitales régionales, Kigali, Kampala, Nairobi, grouillent de jeunes Burundais, parfois encore des enfants. Deux médias locaux consacraient en février dernier une édition spéciale pour alarmer sur un taux d’abandon scolaire historique de 70 %, citant les « plus de 4 500 élèves » qui ont décroché, en seulement trois mois, dans une seule province, Kayanza (nord du Burundi), durant l’année scolaire 2024-2025.

20 000 départs entre janvier et octobre 2022

Ces mêmes jeunes, qui ne croient plus à ce que peut leur apporter l’école (au Burundi, on dit que la carte de membre du parti au pouvoir vaut désormais mieux qu’un diplôme), déambulent aujourd’hui jusque dans les collines rurales du Kenya, parfois sans aucun document légal, vendant des arachides et des beignets aux passants. L’un d’eux explique :

Ce business nous permet au moins d’envoyer quelque chose à nos familles qui vivent dans une misère sans nom au Burundi.

Il affirme pouvoir envoyer au moins 3 000 shillings kényans par mois environ 20 euros (23,50 dollars américains), soit plus que ce que gagnent certains fonctionnaires de l’État au Burundi. Les jeunes filles sont envoyées dans les pays arabes via des agences intermédiaires dont certaines appartiennent à des responsables du parti au pouvoir. D’autres jeunes encore, par dizaines de milliers, surtout issus de familles plus aisées, ont migré vers l’Europe via la Serbie, plus de 20 000 départs entre janvier et octobre 2022, selon VOA Afrique). Des milliers de médecins sans emploi ont fui à la recherche de travail dans les pays voisins. Pour rappel, le Burundi disposait de 0,1 médecin pour 1 000 habitants en 2020, dix fois moins que le minimum recommandé par l’Organisation mondiale de la santé.

Pendant la campagne électorale, face à la misère presque généralisée, le président de la République a dû sortir l’artillerie lourde pour essayer de convaincre les foules : le 15 mai, il a garanti 1 million de francs à chaque Burundais d’ici à deux ans. Il était à Gitega, dans sa ville. Sauf que ce million de francs burundais (environ 291 euros/340 dollars américains), d’ici-là, aura peut-être perdu plus de deux fois sa valeur actuelle si l’économie continue à se détériorer. La promesse sera-t-elle tenue ? En 2020, quand il a pris le pouvoir, il avait prononcé presque les mêmes mots, promettant « de l’argent dans chaque poche ». Cinq ans plus tard, les Burundais doivent-ils encore le croire ? Le pays a davantage besoin de secours que de promesses.


La Chine accélère le développement de son système de censure propulsé par l’IA

Fri, 11 Jul 2025 15:55:44 +0000 - (source)

Propulsée par les nouvelles technologies, la propagande politique chinoise s’internationalise

Initialement publié le Global Voices en Français

An image of chip technology surrounding the Chinese flag.

Image créée par Oiwan Lam via Canva Pro.

Le développement rapide de l’intelligence artificielle a suscité des controverses autour du droit d’auteur et des mégadonnées dans la plupart des régions du monde. En Chine, la tendance à la censure automatisée est plus préoccupante, car elle permet de transformer la censure passive du régime autoritaire en un façonnement proactif du cadre cognitif des individus en faveur du régime à parti unique.

Alors qu’un rapport du Hong Kong Free Press (HKFP) révélait il y a plusieurs mois que les grands modèles de langage chinois (LLMs), tels que Qwen, Ernie ou Deepseek, sont généralement alignés sur les positions du Parti communiste chinois (PCC), de nouvelles recherches semblent indiquer un renforcement de la censure exercée par l’IA, selon Alex Colville, chercheur au sein du China Media Project.

Si vous aviez demandé au modèle de langage open source DeepSeek R1, il y a seulement quatre mois, d’énumérer les différends territoriaux de la Chine en mer de Chine méridionale — un sujet hautement sensible pour la direction du Parti communiste chinois — il vous aurait répondu en détail, même si ses réponses vous orientaient subtilement vers une version édulcorée conforme à la ligne officielle. Posez aujourd’hui la même question à la dernière mise à jour, DeepSeek-R1-0528, et vous constaterez que le modèle est plus réservé, et bien plus catégorique dans sa défense de la position officielle de la Chine.

Cette intelligence artificielle « politiquement correcte » est rendue possible grâce à une série de réglementations. Depuis 2022, une disposition impose que les systèmes automatisés de recommandation de contenu « diffusent activement une énergie positive » et se conforment aux « valeurs dominantes ». Une directive idéologique publiée en janvier 2023 exige des fournisseurs de services qu’ils « respectent les mœurs et l’éthique sociales » et « adhèrent à la bonne direction politique, à l’orientation de l’opinion publique et aux tendances des valeurs ». Six mois plus tard, selon les Mesures provisoires pour la gestion des services d’intelligence artificielle générative, tous les services d’IA générative doivent promouvoir les « valeurs fondamentales du socialisme » de l’État, et les données d’entraînement doivent provenir de « sources légales », c’est-à-dire de sources obtenues légalement et ne contenant aucun contenu censuré ou jugé illégal par les autorités chinoises.

Les conséquences de la censure de l'IA

À mesure que la censure par l’IA devient plus omniprésente, la Chine connaît une transformation profonde de sa manière de censurer l’information en ligne, passant de méthodes traditionnelles et manuelles à une nouvelle ère dominée par l’intelligence artificielle, selon une analyse récente du China Media Project.

Traditionnellement, la censure en Chine reposait sur des armées de censeurs humains qui parcouraient les réseaux sociaux et les sites d’actualités à la recherche de mots-clés sensibles, supprimant manuellement les publications ou bloquant les contenus franchissant les lignes rouges politiques. Cette approche manuelle était chronophage et exigeante en main-d’œuvre, peinant à suivre le rythme effréné et l’ampleur des échanges en ligne. Tout cela fait partie de l’industrie dite de la « surveillance de l’opinion publique », qui désigne la surveillance systématique du discours en ligne et emploie des dizaines de milliers de personnes.

Désormais, avec l’essor de grands modèles de langage (LLMs), le gouvernement chinois et les géants de la tech intègrent directement la censure dans l’architecture même des systèmes d’intelligence artificielle. Pour garantir que les modèles suivent la « bonne direction politique », les LLM chinois sont entraînés à s’autocensurer dans leurs contenus générés. Un ensemble de données récemment divulgué, d’une taille de 300 Go, contient 133 000 éléments — contenus et instructions — destinés à apprendre aux IA comment classer et hiérarchiser les contenus sensibles. L’objectif principal de cet ensemble semble être la classification des contenus liés à l’opinion publique. Il révèle un système de catégorisation sophistiqué comportant 38 catégories distinctes, allant de sujets courants comme la « culture » et le « sport » à d’autres, plus controversés politiquement.

L’origine exacte de cette fuite reste inconnue. Toutefois, certains analystes y voient un signe que l’IA est en train de remplacer un système autrefois très gourmand en main-d’œuvre, nécessitant des milliers de censeurs humains, par une machine de surveillance automatisée. Un tel système serait capable de traiter des volumes bien plus importants de contenus en ligne, permettant ainsi une surveillance continue et autonome de chaque recoin d’internet. Xiao Qiang, chercheur sur le système de censure chinois à l’Université de Californie à Berkeley, affirme que le développement de l’IA générative a porté la censure automatisée de la Chine à un tout autre niveau :

Contrairement aux mécanismes de censure traditionnels, qui reposent sur le travail humain pour le filtrage par mots-clés et la relecture manuelle, un grand modèle de langage (LLM) entraîné à partir de telles instructions améliorerait considérablement l’efficacité et la précision du contrôle de l’information exercé par l’État.

En plus de la formation des IA à la censure, la Chine a également mis en place ses propres référentiels d’évaluation pour s’assurer que les grands modèles de langage (LLMs) du pays soient « conformes à la loi ». Deux mois avant l’entrée en vigueur de la loi chinoise sur l’intelligence artificielle générative, un groupe d’ingénieurs en informatique chinois, dirigé par He Junxian, professeur assistant à l’Université des Sciences et Technologies de Hong Kong, a publié sur GitHub le benchmark C-eval, composé de 13 948 questions à choix multiples couvrant 52 disciplines variées, parmi lesquelles figurent la « pensée de Mao Zedong », le « marxisme » et la « culture idéologique et morale ».

Quelques mois plus tard, début 2024, l’Académie chinoise des technologies de l'information et de la communication (CAICT), rattachée au ministère de l’Industrie et des Technologies de l’Information (MIIT), a mis au point un référentiel de sécurité de l’IA (AI Safety Benchmark), comprenant 400 000 invites en chinois portant sur des enjeux liés aux biais culturels, au bien-être psychologique des utilisateurs, à la vie privée et aux secrets industriels, à la correction politique et à la légalité.

La diffusion mondiale des récits chinois

Avec tous ces référentiels et réglementations chinoises sur l’IA, ce ne sont pas seulement les outils d’IA générative chinois qui sont soumis à la censure, mais aussi des marques occidentales, comme Microsoft Copilot, qui font face aux mêmes restrictions, notamment lorsque le service d’IA opère en Chine. L’exilé dissident chinois, Teacher Li, a donné un exemple à ce sujet sur X :

Un ami a raconté que lorsqu’il a demandé à l’outil d’IA de Microsoft, Copilot, comment renverser Xi Jinping, celui-ci a refusé de répondre, mais lorsqu’il a posé la même question à propos de Donald Trump, il a obtenu une réponse. Il semble donc que l’outil obéisse à la censure du Parti communiste chinois (PCC). pic.twitter.com/uai6IBuofM

— 李老师不是你老师 (@whyyoutouzhele) 2 mai 2025

En d’autres termes, le résultat est un système où la censure est à la fois proactive et invisible : l’IA ne génère ni ne recommande simplement aucun contenu en dehors des limites approuvées par l’État.

Étant donné l’alignement strict des IA génératives chinoises sur la ligne politique du Parti communiste chinois (PCC), les principaux moteurs de recherche comme Baidu (le moteur le plus populaire en Chine) et les plateformes sociales comme Weibo ont intégré Deepseek dans leurs services. Chaque fois que les utilisateurs recherchent certains sujets, Deepseek génère le « processus de pensée politiquement correct » ou les récits officiels sur la question.

C’est pourquoi Alex Colville a averti que « toute adoption du modèle DeepSeek à l’étranger pourrait potentiellement exporter le système de gouvernance sociale intérieure de la RPC ». Taïwan est aujourd’hui le champ de bataille cognitif le plus féroce dans le développement de l’intelligence artificielle générative.

Le gouvernement chinois continental affirme que Taïwan, un État autonome depuis 1949 après que le Kuomintang, parti au pouvoir de la République de Chine, a été vaincu par le PCC lors de la guerre civile chinoise et a établi un gouvernement en exil de l’autre côté du détroit de Taïwan, fait partie intégrante de la Chine. Ces dernières années, la Chine a tenté de contraindre Taïwan à l’unification par des moyens diplomatiques, économiques, militaires, ainsi que par une guerre cognitive, incluant la manipulation ciblée de l’information, la propagande et des opérations psychologiques.

Grâce aux nouvelles technologies, la propagande politique chinoise devient globale. Le rapport récent d’OpenAI sur les usages malveillants de ses modèles a également révélé que certains acteurs chinois ont utilisé ses produits pour surveiller les commentaires anti-Chine sur les réseaux sociaux, publier des commentaires anti-américains en espagnol ciblant les utilisateurs latino-américains, et générer des commentaires critiques envers des dissidents chinois, dont Cai Xia.

À mesure que les modèles d’IA de DeepSeek gagnent en popularité à l’international — attirant les utilisateurs par leurs performances techniques solides à faible coût — la question demeure : comment leurs filtres politiques intégrés affecteront-ils les audiences mondiales ? La préoccupation plus large est de savoir ce que cela signifie lorsque des millions de personnes dans le monde commencent à dépendre de systèmes d’IA délibérément conçus pour refléter et renforcer les perspectives du gouvernement chinois.

Tous ces développements montrent comment l’IA générative peut être utilisée comme une arme pour surveiller la dissidence, manipuler les récits et imposer la conformité idéologique par des États autoritaires, alors que la gouvernance de l’IA fondée sur les droits humains accuse un retard important.


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Fri, 11 Jul 2025 15:48:38 +0000 - (source)

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Initialement publié le Global Voices en Français

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L'enjeu politique du football : du livre ludique de Salazar aux stades iraniens

Tue, 08 Jul 2025 14:27:58 +0000 - (source)

Le football est plus qu’un jeu — c’est un champ de bataille de mémoire, d’identité et de défiance.

Initialement publié le Global Voices en Français

Les supporters du Tractor FC lors d'un match contre Esteghlal FC le 18 mai 2023. Photo de Amir Ostovari, Farsnews.ir via Wikimedia Commons (CC BY 4.0.).

Antonio Salazar, le dictateur fasciste portugais ayant régné de 1932 à 1968, est célèbre pour avoir gouverné le pays avec « les trois F » : fado (la musique), Fatima (la religion), et le football. Ces piliers ont constitué le fondement de son régime totalitaire.

Les intellectuels ont souvent appréhendé le football une forme de basse culture, une distraction par rapport aux affaires sérieuses de la politique et de la société. Pourtant, il y a toujours eu des exceptions, des écrivains et des penseurs qui ont pris ce sport au sérieux, l'analysant comme un phénomène culturel et sociologique. C'est le cas du célèbre romancier espagnol Javier Marías, qui, parallèlement à ses œuvres littéraires et à ses traductions, a exploré le monde du football avec une rare perspicacité.

Dans son livre « Salvajes y sentimentales: Letras de fútbol » (« Wild and Sentimental: Writings on Football »), Marías mêle réflexion personnelle et style littéraire pour parler du football tel qu'il est pratiqué en Espagne et dans le monde.

Supporter éternel du Real Madrid , il considère La Liga, le niveau le plus élevé du championnat de football espagnol, comme une partie intrinsèque du rythme hebdomadaire de son enfance. Les quarante-deux essais de ce recueil ne sont pas de simples articles journalistiques – ce sont des confessions, des souvenirs, des observations et des arguments, écrits avec une franchise émotionnelle et une acuité intellectuelle.

Marías affirme que le football est l'une des rares expériences capables de réveiller chez les adultes les émotions brutes et instinctives de l'enfance. Pour lui, ce sport est un retour hebdomadaire à la jeunesse. Il compare le football au cinéma : les joueurs, comme les acteurs, restent dans les mémoires ; les entraîneurs, comme les réalisateurs, forment des équipes avec des acteurs familiers. Il compare le Real Madrid à un film d'Hitchcock : du suspense, des nerfs à vif, mais généralement une fin heureuse. « Lors des matchs européens », écrit-il dans le livre, « Madrid adore encaisser trois buts, juste pour revenir et marquer davantage au match retour ».

Pour Marías, le football est plus qu'un spectacle, c'est un drame. Un match sans récit, sans enjeu, sans émotion et sans conséquence est creux. « Si la victoire ou la défaite n'a pas d'incidence sur le passé, l'avenir, votre honneur ou votre visage dans le miroir le lendemain matin dit-il, alors il ne vaut pas la peine de suivre ce match. »

Pour lui, le football est à la fois le cirque et le théâtre de notre époque – chargé d'excitation, de peur et d'imprévisibilité. Un vrai supporter doit percevoir chaque match comme une compétition décisive.

Ce sport permet également aux adultes d'exprimer leurs réactions les plus enfantines – la peur, la joie, la colère et même les larmes – sans honte. Pour beaucoup, le football est le seul espace d’actions socialement acceptables permettant aux émotions pures et non filtrées de s’exprimer.

L'un des traits caractéristiques du football, selon Marías, est la loyauté inébranlable envers son équipe. Si l'on change de religion, de conjoint, de parti politique, de maison ou de goût artistique, le club de football, lui, reste le même. Comme l'a dit l'écrivain espagnol Vázquez Montalbán, « on ne change pas l'équipe que l'on a aimée dans son enfance. »

Mais la rivalité est tout aussi vitale que la loyauté. Marías écrit:, « Si Barcelone était un jour relégué dans un petit championnat catalan et que ses affrontements historiques avec Madrid prenaient fin, j'en serais profondément attristé. » La compétition fait partie de l'ADN même du football. Sans elle, la passion s'éteint.

Marías estime que seule une personne profondément ancrée dans une culture peut pleinement saisir le poids émotionnel de ses rivalités footballistiques. Seul un Italien comprend vraiment Milan contre la Juventus ; seul un Allemand comprend Bayern contre. Mönchengladbach; seul un Anglais ressent la charge de Liverpool contre Manchester United . Et seul un Espagnol porte sur sa rétine le poids de centaines de souvenirs d'El Clásico.

Tractor : plus qu'une équipe de football

Toute cette réflexion débouche sur une scène contemporaine loin de Madrid. Récemment, au milieu du stress, de la répression et de la tension qui caractérisent la vie publique en Iran, un événement remarquable s'est produit: Tractor S.C., une équipe de la ville de Tabriz dans la région de l'Azerbaïdjan, est devenue championne nationale. Dans un autre contexte, cette réalisation aurait pu être une simple victoire footballistique de plus, mais en Iran, elle revêt une signification symbolique importante.

Malgré les efforts soutenus des acteurs étatiques, pour remodeler l'identité de l'équipe, coopter son image ou injecter des slogans nationalistes dans son récit, Tractor a conservé son caractère populaire. Il est devenu non seulement une équipe de football, mais aussi un symbole de résistance culturelle, en particulier pour la population turque d'Iran.

Les Turcs constituent le groupe ethnique le plus important d'Iran, avec une proportion estimée à 40 % de la population. Ils se retrouvent dans toutes les régions de l'Iran, et, durant des siècles, diverses dynasties turques ont régné sur le pays, jetant les bases d'un patrimoine culturel commun.

La xénophobie en général l-et en particulier — les sentiments anti-turcs et anti-arabes — restent parmi les problèmes sociaux occasionnellement observés en Iran. La tendance à réduire les défis politiques et sociaux du pays à la culpabilité supposée des Turcs ou des Arabes, ainsi que l'humiliation de ces groupes ethniques lors de certains matchs de football, reflètent un problème plus profond de tensions non résolues qui deviennent particulièrement visibles dans les stades.

Les rivaux historiques du Tractor — les géants Esteghlal et Persepolis basés à Téhéran — représentent le centre politiquement, économiquement et symboliquement. À l'inverse, Tractor a fini par incarner les marginaux, les provinces et la périphérie. Et aujourd'hui, pour la première fois depuis des années, l'équilibre des forces semble avoir évolué.

Les équipes établies à Téhéran — de Persepolis à Saipa, Pas, en passant par Esteghlal —ont collectivement remporté le championnat iranien à de nombreuses reprises. À côté de ces équipes, des équipes provinciales telles Malavan Bandar Anzali, Sepahan d'Isfahan, et Foolad Khuzestan ont également réussi à remporter la ligue, devenant ainsi des champions en dehors de la capitale. Toutefois, c'est la première fois que, Tractor d'Azerbaijan remporte le titre de champion.

Tout comme Marías suggère que le Real Madrid se valorise par sa rivalité avec Barcelone, l'identité même de Tractor a été batie dans l'opposition au pouvoir central. Si cet antagonisme disparaissait, même les fans ne sauraient pas s'il faut se réjouir ou se lamenter.

Tractor est plus qu'une équipe de football. Il s'agit d'un phénomène culturel et politique, surfant sur deux tableaux parallèles — l'un sur le terrain et l'autre dans l'arène publique, où le citoyen ordinaire s'oppose à la mainmise de l'État sur la narration et l'identité.

Alors que l'État iranien, à l'instar de Salazar, continue de s'appuyer sur son équivalent des « trois F » pour gérer la société — – la religion, les rituels et les divertissements contrôlés — Tractor défie cette logique. Son pouvoir ne réside pas seulement dans ses objectifs, mais aussi dans les émotions qu'il suscite : fierté, défi et solidarité. Le régime iranien peut tenter de contrôler le jeu, mais les tribunes et les rues présentent une autre histoire.

Dans un monde où plusieurs se sentent piégés dans des systèmes de contrôle, le football ne nous sauvera peut-être pas —mais il peut ouvrir un espace idéal de justice. Cet espace s'étend au-delà des limites du terrain, jusqu'à Tabriz et au-delà.


Fête du Travail ou journée de détentions ? Le 1er mai en Turquie

Tue, 08 Jul 2025 12:23:40 +0000 - (source)

La présence policière fortement élevée, des barricades et des centaines de détentions ont ponctué la journée.

Initialement publié le Global Voices en Français

Image de Arzu Geybullayeva, créé avec des éléments de Canva Pro.

Encore cette année, à travers la Turquie, une forte présence de policiers ainsi que des barricades et des arrestations ont ponctué la fête du Travail, alors que des dizaines de milliers d'ouvriers et de militants ont essayé de commémorer la Journée internationale des travailleurs.

Des journalistes basés à Istanbul ont relevé une lourde intervention policière contre les militants souhaitant se rendre à la place Taksim à Istanbul. La place a été fermée aux piétons, et toutes les voies de transport ont été fermées. Même dans les lieux de démonstration désignés, tels que les districts de Kadikoy et Kartal à Istanbul, l’annulation des transports a rendu ces zones difficiles d’accès.  Des centaines de personnes ont été détenues, alors que dans les jours précédents le 1er mai, des vingtaines d'autres ont été arrêtées pour avoir demandé aux autres de rejoindre les manifestations prévues.

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Malgré les restrictions extraordinaires installées sur les routes principales, les transports publics et maritimes à Istanbul, des dizaines de milliers de personnes se sont rassemblées à la place Kadıköy İskele pour les célébrations du jour de travail. «Une Turquie où nous ne sommes pas condamnés à vivre sur les salaires minimums, où les grèves ne sont pas bannies et où les droits démocratiques peuvent être librement exercés est possible » se lit le communiqué joint de tous les syndicats qui commémorent la fête du Travail à Kadıköy. « Une vie où nous ne mourrons pas au travail, où nous ne perdons pas notre santé, où nous travaillons 8 heures restons 8 heures et vivons 8 heures est possible. Un pays dans lequel de droit de prendre sa retraite n'est pas usurpée et les pensionnés peuvent vivre avec humanité est possible. »

Taksim, la place prohibée

La place Taksim au cœur d’Istanbul est considérée comme un symbole puissant des droits des travailleurs et de la culture contestataire. Elle est également depuis des décennies, un champ de bataille idéologique pour les gouvernements qui ont pris le leadership du pays. En 1977, au moins 34 personnes ont été tuées lors d’un rassemblement du 1 mai là-bas, un événement largement connu sous les noms « le massacre de Taksim » et « le 1er mai sanglant ».

Chaque année, dans l'anticipation du 1er mai, des militants et des syndicats demandent la permission de se rassembler à Taksim, et chaque année, ils font face à un rejet. Cette année n'a été pas une exception. Le Bureau du gouverneur d'Istanbul a déclaré que Taksim était interdit, ce qui a entraîné la fermeture de dizaines de routes, de lignes de transport public et de services de ferry — une stratégie de confinement qui est devenue une routine sombre du 1 mai dans le pays. Les dernières manifestations du 1 mai ont été officiellement autorisées à Taksim en 2010, 2011 et 2012, lors d’un bref dégel dans l’approche du gouvernement envers la dissidence.

Depuis 2013, lorsque la place est devenue l’épicentre des manifestations du « Parc Gezi », les autorités y ont restreint les rassemblements publics, invoquant des préoccupations de sécurité et d’ordre public.

Cette année, aussitôt qu'à cinq heures du matin, l'accès à Taksim était effectivement fermé dès 5 heures du matin, et même les quartiers environnants comme Şişli et Beyoğlu ont vu un important déploiement de policiers. Tous ceux qui voulaient manifester à la place, notamment des membres de parties politiques opposées au gouvernement actuel, des syndicats et des unions d'étudiants, ont été interpelés, détenus ou même repoussés de force par les policiers.

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Les places ne doivent pas être fermées au public. Chacun a le droit d'organiser des réunions et des manifestations pacifiques, non armées sans autorisation préalable. Istanbul, 1er mai, 2025. Photo de Zeynep Kuray.

Le Bureau du gouverneur d'Istanbul a déclaré que plus de 50 000 policiers ont été déployés ce 1ᵉʳ mai et il a ultérieurement affirmé que 384 personnes avaient été détenues à cause de leur participation dans une manifestation dite « non autorisée ». Par contre, le terme « manifestation non autorisée » est fallacieux, selon un reportage de Bianet, car l'article 34 de la Constitution réclame que « Chacun a le droit d'organiser des réunions et des manifestations pacifiques et non armées sans autorisation préalable ».

Ce concept d'une « manifestation non autorisée » est aussi une expression fallacieuse et fausse, en ce qui concerne la Constitution et les lois. De plus, selon les décisions de la Cour constitutionnelle, les rassemblements pacifiques qui ne constituent pas une menace à l'ordre public doivent être encadrés, même ceux qui sont faits sans notification des forces de l'ordre. Selon la loi numéro 2911 concernant les rassemblements et manifestations, bien que les organisateurs des manifestations soient obligés d'aviser les autorités locales, ne pas le faire n'implique pas que la manifestation est interdite, affirme la rédaction de Bianet.

L'année dernière, la police a détenu plus que 200 personnes qui ont tenté de manifester à Taksim le 30 avril, Dinushika Dissanayake, la directrice adjointe d'Amnesty International pour l'Europe a constaté que « les restrictions aux célébrations de la fête du Travail sont entièrement fondées sur des troubles à la sécurité et à l'ordre public. Elles défient d'ailleurs la décision de la Cour constitutionnelle prise en 2023. Ces restrictions doivent être levées de toute urgence. »

Une image austère pour les ouvriers

Au-delà de la question des rassemblements publics, le premier mai est un souvenir douloureux de l'état des droits de travail en Turquie. Selon des données de l'Assemblée de la Santé et de la Sécurité au travail (İSİG) un conseil local qui lutte pour une vie et des conditions de travail saines et sûres, un total de 1 894 travailleurs sont morts en Turquie en 2024. Un an auparavant, le réseau avait signalé 1 932 décès qu’il avait pu documenter. En mars 2025, ce nombre avait déjà atteint 145 pour l’année jusqu’à présent. Un coup d’œil rapide aux données collectées par le réseau, qui se compose de travailleurs de diverses professions et industries et leurs familles, au cours de la dernière décennie, les chiffres annuels n’ont jamais descendu en dessous de 1 000 décès, atteignant parfois 2 000 ou plus. Beaucoup de ces décès, selon les défenseurs des droits des travailleurs, étaient entièrement évitables et découlent d’un manque d’application des normes de sécurité et de surveillance réglementaire.

Des accidents mortels sont malheureusement devenus courants dans ce pays où le travail précaire et l'emploi informel sont répandus. En outre, le travail des enfants continue à ronger le marché de travail. Selon un reportage du syndicat de travailleurs en éducation et science (Eğitim-İş), plus de 869 000 enfants travaillent en Turquie. Ce chiffre est ajouté aux plus que 500 000 enfants qui sont inscrits dans des programmes d'apprentissage professionnel (MESEM), qui fonctionnent efficacement comme des filières de travail plutôt que comme des établissements éducatifs.

La Turquie n’a pas de cadre global de protection sociale pour sa main-d’œuvre. La sécurité de l’emploi, les droits syndicaux et les avantages sociaux restent insaisissables pour des millions de personnes, en particulier pour les travailleurs saisonniers, migrants et sans papiers. Pour beaucoup, travailler dans des conditions d’exploitation n’est pas une question de choix, mais de survie.

Des mythes et des représentations fausses de l'emploi.

Les statistiques officielles offrent également une image déformée. Dans son récent reportage, la journaliste Ayça Örer montre des divergences dans les données fournies par l’institution statistique d’État et les syndicats de travailleurs. Örer écrit que tandis que l’Institut turc de statistique (TÜİK) rapporte un taux d’emploi officiel au dernier trimestre de 2024 de 49,6 %, la Confédération des syndicats progressistes de Turquie (DİSK) remet en question ce récit, en se concentrant sur les définitions de l'emploi utilisées en Turquie.

Alors que le taux de chômage selon le TÜİK est à neuf pour cent, le DİSK et d'autres plateformes indépendantes de travail constatent que le pourcentage est plus proche de 28,2 à la fin de décembre 2024. Ils suivent une définition plus large de chômage, qui compte des chercheurs d'emploi découragés, des individus sous-employés et ceux qui peuvent travailler, mais qui ne sont pas en recherche active. La situation s'empire pour les jeunes femmes qui sont employées à un taux de 46,7 %, mais seulement 20 % avec un travail déclaré et à temps plein, informe Örer.

Pour nombreuses personnes, le 1er mai est néanmoins un autre jour de travail. C'est le cas de Veysel et Sefer, deux ferrailleurs qui ont discuté  avec Örer. « Chaque jour, on écrase des boites en métal, tire des papiers et ramasse les déchets dans la ville. C'est comme si nous étions des fourmis d'Istanbul, personne ne nous voit, mais on dégage les ordures. Sefer ajoute, il y a des personnes qui habitent dans les décombres d'anciens bâtiments parce qu'ils n'arrivent même pas à payer pour une chambre commune. Certains gagnent 100 liras, mais doivent payer 20 000 liras par mois juste pour avoir un endroit où dormir. »

Des histoires comme celles-ci n'arrivent que rarement en vogue dans le discours dominant, mais elles sont intégrales pour comprendre l'image globale de labeur en Turquie, l'image d'invisibilité, de l'exploitation et de résilience.

Le 1 mai cette année a été pluvieux et froid. Mais cela n’a pas empêché les gens de participer à des manifestations. Au-delà de la puissance des ouvriers en Turquie, la situation a aussi montré la résistance de l'État envers des réformes significatives, quoi qu'ils soient dans les droits de travail ou des libertés démocratiques. Alors que la précarité s'aggrave, le nombre de personnes employées diminue, et les protections affaiblissent, la lutte annuelle pour la visibilité de la dignité perdure.

Et c’est aussi le cas pour la marche, qu’il s’agisse de pluie ou de police anti-émeute.


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